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Edito :
Les faits divers
n'ont aucun sens
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Bruno Weil, un jeune gay parisien de 28 ans, a été
retrouvé nu, mourant, dans un parc de Vitry-sur-Seine le
21 juillet dernier. L'incroyable violence qui s'est déchaînée
contre lui est écœurante. Elle est inquiétante
aussi, puisque son ou ses agresseurs courent toujours.
Un mois après les faits, alors que le jeune homme est
toujours plongé dans un profond coma, l'enquête
n'avance pas, faute d'éléments, et peut-être
de moyens.
Cette agression a été précédée
et suivie de beaucoup d'autres cet été, toutes ayant
en commun, à des degrés divers, l'intrusion de ce
qu'il faut bien appeler la sauvagerie dans des territoires d'élection
homosexuelle.
C'est au Banana,
un établissement typique d'un certain mode de vie gay
parisien, que Bruno Weil a été vu pour la dernière
fois avant son calvaire.
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Sur des lieux de drague, via des sites de rencontres communautaires
ou au domicile des victimes, c'est là que se sont produits
la plupart des faits divers récents teintés d'homophobie.
Et quand deux jeunes homos amoureux tentent, le 16 avril dernier,
de faire de l'espace public ( un arrêt d'autobus d'Orléans
) un espace de liberté, simplement en se donnant la main,
ils déclenchent aussitôt une réaction de haine.
Cet effet de série a conduit certains médias
à se demander si ces agressions n'étaient pas
plus nombreuses ou plus violentes qu'auparavant.
On voit bien qu'il n'y a pas de réponse juste à
cette question. Il y a la réponse statistique fournie par
SOS Homophobie : 133 déclarations concernant des
agressions physiques en 2005, contre 23 en 2000. Mais les actes
homophobes n'étaient pas punis en tant que tels en 2000,
et, comme on sait, la violence aux personnes en général
a augmenté entre ces deux dates, malgré la «
baisse de la délinquance » dont l'actuel
ministre de l'Intérieur revendique la paternité.
Alors ? L'horreur qu'inspirent ces crimes à répétition
ne doit pas nous faire oublier une vérité : les
faits divers n'ont aucun sens.
Ils ont une histoire et des causes, sans doute. L'histoire de
la brutalité homophobe, c'est essentiellement celle d'hommes
qui s'isolent pour draguer, pour baiser, et qui s'exposent dans
le même temps à plus fort qu'eux. C'est une histoire
ancienne, qui accompagne celle de tous les lieux de rencontres
extérieurs, des jardins du bas des Champs-Élysées
à Paris – qui faisaient avant 1914 la joie ou le
malheur des amateurs de militaires prostitués –,
aux célèbres jardins de la Fontaine, à Nîmes,
en passant par telles ou telles aires d'autoroute. Ces endroits
ont longtemps été protégés par le
secret, et l'étrangeté un peu théâtrale
des allées et venues qui s'y déroulaient la nuit
assurait largement la sécurité de ceux qui les fréquentaient.
Aujourd'hui, ces lieux sont recensés,
indiqués ( y compris parfois dans nos pages ),
et leur mystère s'est en partie envolé.
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Les bars et les boîtes gay jouent de moins en moins le
rôle qui était historiquement le leur : offrir un
cadre protégé à la drague homo. Le Net les
a remplacés. Mais sur la Toile l'infinité des possibilités
de rencontre a son prix : les sites gay sont ouverts à
tous, leurs adresses sont connues, et pour avoir finalement un
rendez-vous, même si on est seul, il faut bien ouvrir sa
porte ou taper à celle d'un autre. Plus de bouclier communautaire,
plus de témoins.
Pour faire une rencontre, il faut littéralement aimer
l'inconnu, et prendre un risque. Y compris celui, évidemment,
de faire « une mauvaise rencontre », comme
on dit dans le jargon policier.
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Le cinéma laisse aux enfants des souvenirs bruts : on
ne sait plus ni le nom du film, ni quand et comment exactement
on l'a vu. Mais on sait ce qu'on a vu. Je me souviens de Jean
Gabin dans une scène avec un personnage de folle. Mais
je ne savais plus le nom du film.
Je l'ai retrouvé : c'est Razzia sur la Chnouf,
d'Henri Decoin, tourné en 1955. Le film est bon, mais
sans beaucoup d'intérêt, hors le portrait assez
réactionnaire quoique documenté de la faune mafieuse
de Montparnasse.
Le personnage interprété par Jean Gabin s'appelle
Henri Ferré, dit « Le Nantais ». C'est
un flic déguisé en truand qui doit démanteler
un trafic de cocaïne. Et voilà ma scène : Gabin
arrive dans un bar pour coincer un petit dealer, qui, comme de
juste, est l'homo. On le comprend à ses attitudes, et parce
qu'il est au comptoir avec son « ami ». La
scène qu'il partage avec Gabin est une pure humiliation.
Pour le faire parler, la grande vedette lui arrache presque l'oreille.
Puis il l'abandonne à son triste sort. C'est alors que
pour signifier clairement la veulerie homosexuelle, Decoin fait
pousser au petit ami un soupir d'aise et de jalousie: lui aussi
il aurait bien aimé être brutalisé par le
grand homme.
Voilà d'où l'on vient. Les agresseurs de gays,
jeunes ou moins jeunes, en sont sans doute restés à
cet âge de la France et du cinéma, cette époque
qui semble archaïque mais qui est pourtant si proche où
l'on grandissait un personnage de cinéma en lui permettant
d'humilier une caricature de folle.
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