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Dix ans de trop ? Encore !
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Souvent,
on nous demande quelle fut la plus belle action dAct
Up :
- Le jour où lon ferma le laboratoire danalyses
d'Artois qui pratiquait des tests de dépistage
au rabais ?
- Cette autre fois où lon couvrit
de cendres [de Cleews Vellay] les petits fours dun
pince-fesses de lUAP qui nassurait pas
les séropositifs ?
- Un matin où lon partit à plusieurs camionnettes
bloquer laccès des usines de production des laboratoires
Glaxo qui refusaient de mettre à disposition
en quantité suffisante un médicament indispensable
à certains malades ?
- La fois où lon prit dassaut la préfecture
de Melun, parce que le commissariat voisin maintenait dans
ses caves un centre de rétention illégal aux conditions
sanitaires déplorables ?
- Ce 1er décembre où lon enfila presque par
surprise une capote sur lobélisque ?
- La journée où lon mit sens-dessus-dessous
les bureaux de feue lAgence Française de Lutte
contre le Sida, qui sobstinait à justifier
la nullité des campagnes de prévention par son manque
de moyens et de marge de man uvre ?
- Cette messe de la Toussaint à Notre-Dame
dont on empêcha le déroulement parce que les évêques
de France avaient déclaré que la capote favorisaient
« paradoxalement » lextension de lépidémie
?
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En ce qui me
concerne, ma plus belle action est aujourdhui presque oubliée.
Nous nétions que six pour la faire. Nous étions
partis à Genève contre lavis dune
grosse minorité de militants pour exiger que des malades
dAfrique et dAsie soient représentés
au Sommet mondial sur le sida organisé par
Simone Veil. Nous avions fait bruyamment effraction dans
lhémicycle, puis nous nous étions allongés
silencieusement aux pieds des participants dune réunion
plénière où lon refusait de nous donner
la parole :
- interruption de séance,
- radio interne de lOMS relatant en direct lévénement,
- négociations,
- rencontre immédiate avec ceux qui avaient jusqualors
refusé de nous recevoir.
Dans ce zap,
tous les ingrédients dune action presque parfaite dAct
Up étaient réunis : linconscience joyeuse
(une bande de gamins qui part investir un blockhaus international),
le bricolage minimaliste (pour les dignitaires de lOMS,
impossible de parler avec aplomb des malades comme dune réalité
statistique abstraite quand on a des séropos couchés
sur les chaussures), lefficacité (nos interlocuteurs
durent capituler parce quune fois de plus, ils maîtrisaient
à peine des dossiers que nous connaissions sur le bout des
doigts), la fidélité à nos principes (il sagissait
de faire entendre la nécessité pour les malades de
prendre part à lanégociation et à la décision
pour tout ce qui les concerne au premier chef).
Aujourdhui,
personne (ou presque) ne se souvient de ce zap. Il faut dire
quaucun journaliste ne nous avait accompagné pour en
témoigner. Si jen parle, pourtant, cest parce
quil fut récemment évoqué par des agents
de la sécurité de lOMS à
des militants dAct Up qui assistaient à
lAssemblée mondiale de la Santé.
Eux en gardaient un souvenir cuisant.
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Act
Up a peu de mémoire
:
- des militants sont morts, qui auraient pu raconter telle ou telle
autre action à laquelle ils avaient participé ;
- dautres sont partis après avoir consacré à
Act Up toute leur énergie.
Maintenant que
nous fêtons nos dix ans, il nous faut rassembler des souvenirs
souvent éparpillés et toujours subjectifs. Il y a
ceux qui se rappellent avec émotion un « âge
dor » où nous étions dautant plus
bruyants quon nous refusait le droit à participer aux
décisions et que nous peinions à être considérés
comme des interlocuteurs sérieux. Il y a ceux qui privilégient
les initiatives les moins médiatiques, mais peut-être
parfois les plus efficaces : les réunions dinformation
aux malades [RéPI], Protocoles, Planet
Africa, les pratiques de cas par cas pour résoudre
certaines situations inextricables rencontrées par des séropositifs.
Il y a ceux qui considèrent que lon ne peut traiter
certains sujets sans les envisager dans une perspective politique
plus générale. Il y a ceux qui ne retiennent au contraire
dAct Up que le travail exclusivement lié
au sida, etc.
Lan dernier,
Act Up est entré dans des manuels scolaires
où le sida est pourtant à peine mentionné :
nous y sommes cité pour avoir introduit en France des formes
inédites de mobilisation politique. Vision partielle, diront
certains, qui auraient préféré quon parle
de tout ce que nous avons contribué à obtenir de concret
en dix ans :
- laccélération des procédures de mise
à disposition de médicaments,
- linexpulsabilité des personnes atteintes de pathologies
graves,
- la généralisation de la proposition de prophylaxie
après exposition au virus etc.
Dautres
parmi nous estiment que lessentiel de lefficacité
dAct Up est à chercher dans le domainesymbolique
: nous avons profondément modifié la représentation
des personnes atteintes en France.
Dautres,
encore, soulignent la part que nous avons prise dans lémergence
dun nouveau type de rapport à sa propre maladie et
à ceux qui en sont a priori considéré comme
les experts, etc.
Pour dresser
le portrait dAct Up après dix ans, il
faudrait sans doute aussi faire la somme des reproches qui nous
ont été faits. Souvent, nous les revendiquons malgré
ceux qui nous les adressent. Oui, Act Up est trop
pédé, trop violent, trop politique, trop intransigeant.
Cela pourrait
être lun des sens, grammaticalement incorrect, du mot
dordre que nous avons choisi pour cet anniversaire : «
Dix ans de trop ». Dix ans dexcès, en
effet, quand beaucoup auraient aimé nous voir plus sages,
plus raisonnables et plus conciliants. Comme si ce nétait
pas lépidémie qui était de trop.
Car «
Dix ans de trop » est aussi le mot dordre paradoxal
dune association dont nous aurions tous aimé pouvoir
nous passer. Il eût fallu pour cela dautres politiques
de lutte contre le sida, des mentalités moins ignares, des
institutions moins incompétentes, des interlocuteurs moins
haineux : une autre histoire.
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«
Dix ans de trop », encore, parce que nos faits darme
et nos victoires, si enthousiasmants soient-ils, pèsent peu
en regard de nos échecs. A cet égard, chaque mort
dun proche, chaque décès dun militant,
a été considéré par nous comme une défaite.
Il faudrait profiter de cet anniversaire pour les citer tous. Je
serai injuste en ne rappelant que deux dentre eux, qui me
manquent encore plus que dautres : Nathalie Dagron
et Cleews Vellay.
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« Dix
ans de trop », cest ce que pensent sans doute ceux
que nous navons pas cessé demmerder depuis dix
ans. Ils ont notre mot dordre sur le bout de la langue. Et
cest un plaisir de le leur voler.
« Dix
ans de trop », mais pas question pour autant darrêter.
Pour sen convaincre, on lira le présent numéro
dAction. Nous avions dabord envisagé
de consacrer toute ses pages à une rétrospective.
Notre actualité en a décidé autrement : elle
a, petit à petit, rogné lespace prévu
pour la commémoration. Je lis dans Nova magazine
une interview de Didier Lestrade à propos de ces dix
ans. Il y dit, entre autres, que nous sommes « aujourdhui
en pleine crise ».
Je suis arrivé
à Act Up en 1990 ; cela fait donc neuf ans
que je connais Didier. Et cela fait neuf ans que je lentends
parler de « la crise actuelle ». Je me souviens de ma
toute première réunion : il y avait un débat
animé entre des militants, que le président dAct
Up avait tranché en évoquant une « crise
de croissance ».
Mais Didier
[Lestrade] a raison, évidemment : depuis dix ans,
la crise est le régime dAct Up. Jamais
contents, souvent sur la brèche, presque toujours au bord
de la faillite.
Un paradoxe
dassociation, qui peut ériger la schizophrénie
en art de vivre et en pratique politique :
- financé en partie par ceux des laboratoires pharmaceutiques
que nous zappons le plus régulièrement ;
- soutenant publiquement Bernard Kouchner quand il est le
seul ministre blanc à défendre laccès
aux traitements dans les PVD, mais lançant au même
moment une campagne publique intitulée « Kouchner
ment » ;
- attaquant régulièrement linertie des pédés
et des goudous tout en se réclamant de la communauté
homosexuelle ;
- tapant systématiquement sur des médias dont nous
avons pourtant absolument besoin.
Un pied dans
les institutions et un pied au dehors. Surtout, les yeux plus gros
que le ventre :
- Act Up est un groupe qui peut formuler
des choses aussi urgentes et folles que « Nous sommes la gauche
», alors quil peine à rassembler plus de cent
militants en réunion hebdomadaire.
- Act Up est incapable de renoncer tout à fait
à un sujet important même quand les moyens lui font
défaut.
- Et Act Up est une association résolument
joyeuse ayant pour objet la lutte contre le sida.
Les imbéciles
y verront trop de contradictions. Quand nous avons discuté
des mots dordre pour cet anniversaire, certains dentre
nous pouvaient pencher à la fois pour « Dix ans
de trop » et pour « Encore ! » (ou
pour sa version folle : « Act Up for ever
»).
Laissons donc
dire les imbéciles. Il y en avait déjà, il
y a dix ans, pour juger quAct Up ne passerait
pas lannée : cest que nous étions trop
américains pour la culture française.
Encore joyeux
dix ans de trop.
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