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Genre
et militantisme homosexuel :
limportance des folles et du camp
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Le militantisme
homosexuel a souvent placé la dynamique du genre au cur
de ses revendications, notamment dans la période contemporaine,
après la seconde guerre mondiale. Lapparition publique
et la mise en scène de folles, cest-à-dire,
pour le sens commun, dhommes gais efféminés
et éventuellement travestis, dans le contexte dactions
militantes, souligne cette critique de lordre du genre, mais
avec certaines limitations quil convient de préciser.
Plus largement, le camp, élément central de lhéritage
subculturel des folles, a été maintes fois resignifié
et utilisé en tant que stratégie politique dintervention
publique.
[...]
Follie,
camp et « figure de la folle » : de quoi parle-t-on
?
La « figure
de la folle », telle que je lai définie, tient
tout autant du personnage de la folle que du camp. Mais au-delà
du sens commun, un certain nombre de problèmes surgissent,
que ce soit pour préciser ce que recouvre exactement le terme
folle, ou pour définir clairement le camp, du moins dans
un référentiel francophone.
[...]
La
« figure de la folle » et le militantisme homosexuel
Pour
sen tenir à la période immédiatement
contemporaine, une première illustration serait fournie par
les mouvements homophiles de laprès-guerre, qui se
développent au cours des années 1950. Dans ce contexte
politique qui suit la Libération, alors que la question
de la déportation homosexuelle a été passée
sous silence [5], et que le principe de virilité et de domination
masculine est réaffirmé dans lensemble du monde
occidental (Virgili, 2000), une forme de conscience collective
homosexuelle réémerge, sans toutefois sinscrire
dans la suite directe des premiers mouvements militants apparus
en Europe entre la fin du XIXe siècle et les années
1930 (notamment en Allemagne).
En
France, André Baudry et la revue Arcadie
quil anime ont pour objectif de présenter les homosexuel-le-s
comme des individus normaux, respectueux des institutions et revendiquant
un principe dégalité dû à tous
les citoyens. Dans ce programme, la normalité se doit dêtre
évidente et les folles en sont exclues : « Lhomosexuel
dans la société est un homme ; il nest pas une
poupée, un clown, une imitation de la femme ; ou la lesbienne
une imitation de lhomme », écrit André
Baudry. Georges Sidéris souligne quArcadie
adhère ainsi à la norme ambiante : « Fin 1961,
Marc Daniel, dans un discours, attaque vivement les travestis,
les efféminés, les maniérés, car, précise-t-il,
la société, qui les considère comme des malades
et des anormaux, ne les accepte pas » (Sidéris,
2000).
[...]
1-
Lexplosion du FHAR et des Gazolines
Lavènement
du FHAR, en France, sinsère dans
un ensemble de contestations des ordres établis, consécutives
aux mouvements de Mai 68. De ce point de vue, on peut considérer
que les « honneurs » rendus le 26 août 1970 à
la « femme du soldat inconnu » par un groupe de militantes
féministes qui inaugurent ainsi le MLF
rend possible une contestation radicale de lordre des
sexualités (Gonnard, 1997). En ouvrant lespace
définitionnel évoqué plus haut, ces militantes
ont ainsi produit une « figure de la folle » essentiellement
axée sur une critique de lordre du genre et de la domination
masculine, en arborant leur banderole : « Il y a plus inconnu
que le soldat inconnu : sa femme ». Cette performance peut
être interprétée comme lexpression dun
camp féministe.
Rien
détonnant, dès lors, à ce que lacte
fondateur du FHAR soit largement à mettre au
crédit des femmes, présentes le jour où lémission
radiophonique de Ménie Grégoire, « lhomosexualité,
ce douloureux problème », fut bruyamment interrompue.
La fondation consécutive du Front homosexuel daction
révolutionnaire entérine cette brutale injection
du camp dans lespace public. Le FHAR permet
très vite lexpression dune « figure de
la folle » très revendicative, à la fois sur
le plan de la sexualité et du genre, en portant essentiellement
sa critique sur toutes les formes de contraintes sociales (la normalité,
la famille, la domination masculine, les « hétéro-flics
» et les « homo-flics »
) et en développant
une pratique politique du camp (FHAR, 1971).
Les
Gazolines [6] poussent cette logique à lextrême,
dans un registre situationniste, en utilisant toutes les ressources
du transgenre, dirait-on aujourdhui. Ce faisant, elles interrogent
également la structuration du pouvoir à lintérieur
du FHAR, de même que les rigidités de
lextrême gauche et de ses militants : ainsi apparaissent-elles,
voilées de noir, à lenterrement de Pierre
Overney [7], en scandant « Liz Taylor,
Overney, même combat ! ». Cette performance
suscite la colère des organisations gauchistes, qui «
reprochent au FHAR sa tenue, son manque de sérieux,
ces images sociales de folles qualifiées de bourgeoises
» (Girard, 1980 : 98). Les Gazolines
ont atteint leur but, celui de visibiliser les limites de lextrême
gauche en matière de sexualité
[...]
2
- Le camp comme stratégie : Act Up
La configuration
issue des mouvements radicaux de « libération »
homosexuelle traverse une crise au tournant des années 1980.
Ce quil est convenu dappeler le « modèle
ethnique » (au moins aux États-Unis), centré
sur les hommes gais blancs de la classe moyenne / supérieure,
est lobjet de critiques de la part de ses marges (de genre,
de classe, dorigine ethnique) et soumis à des tensions
qui conduisent à sa fragmentation progressive. Moins sensible
en France, cette évolution nen est pour autant
pas moins réelle, mais lapparition brutale du sida
vient bouleverser cette évolution.
[...]
Ces orientations,
liées au contexte de lurgence et à la prudence
des institutions, laissent cependant insatisfaits une partie des
militants gais de la première heure. Une
contestation sorganise selon trois axes :
- premièrement, lefficacité politique de ces
premières organisations de lutte contre le sida est remise
en cause, en regard dun engagement jugé insuffisant
des pouvoirs publics (notamment à partir du second septennat
de François Mitterrand) ;
- deuxièmement, lidentité gaie, que certains
militants revendiquent, semble sêtre diluée dans
un ensemble dobjectifs généralistes ;
- troisièmement, à partir de 1988, une identité
de personne séropositive émerge, sous la forme de
petites associations spécifiques.
[...]
La naissance
dAct Up aux États-Unis (1987)
puis en France (1989) concrétise cette contestation,
fondée sur le personnage du « pédé séropositif
» et propose une nouvelle forme militante, qui correspond
aussi à une rupture générationnelle. Ainsi,
le fondateur dAct Up Paris écrit-il :
« [
] la pensée de Foucault avait tant
marqué les premières associations de lutte contre
le sida quil fallait que je men préserve. Cétait
une façon de faire table rase, de débarrasser le sida
de tout ce fatras philosophique et grand-bourgeois, pour faire du
neuf. [
] Cest avec cette affirmation Je suis séropositif
qua commencé toute la pensée activiste moderne
sur le sida » (Lestrade, 2000, 49).
Si lobjectif
premier dAct Up-Paris (et du mouvement Act
Up dans le monde) reste bien la lutte contre lépidémie,
lassociation sappuie sur une « figure de la folle
» fortement revendicative sur le plan de la sexualité
et, en quelque sorte par extension, sur lidentité de
personne séropositive. Le stigmate de genre, quant à
lui est rendu performatif, dans le sens où son expression
sadapte aux nécessités des actions : à
certains moments, un style vestimentaire « paramilitaire »,
pour les hommes comme pour les femmes, réalise une forme
de travestissement, amplifiant limpact des performances publiques.
À
dautres moments, au contraire, cest lefféminement
qui est mis en scène, comme lors de la Gay Pride
parisienne en 1992, ouverte par les « Pom-Pom girls
» dAct Up : « parce que nous sommes
connus pour nos actions glauques, les Pom-Pom girls
allaient montrer une fois pour toutes que le groupe était
capable deffectuer des virages à 180°. Bien sûr,
nous sommes des folles, mais on ne lavait jamais montré
dune manière aussi tangible » (Lestrade,
2000 : 296).
Mais cest
surtout dans le maniement du camp quAct Up fait
preuve dune maîtrise absolue. À son origine,
à New York, le mouvement bénéficie de
la création dun groupe de six graphistes, le fameux
triangle rose accompagné du slogan « silence=death
» (Crimp et Rolson, 1990 : 14-15).
Ce symbole est
à lui seul un manifeste camp !
- Lincongruité historique est énorme, celle
de renverser le triangle rose de la déportation, symbole
dextermination, de honte et doubli, pour en faire un
objet de fierté dans le contexte du sida.
- La théâtralité des actions est renforcée
par lomniprésence de ce symbole, souvent seule tâche
de couleur visible dans un océan de noir.
- Lhumour, enfin, est moins facilement perceptible, du moins
du côté du public ; il est néanmoins présent
à lintérieur du groupe comme une connivence
fondée sur un « humour du sida », déjà
développé aux États-Unis dans le périodique
Diseased Pariah News (Krier, 1991) et présent
dans certaines créations graphiques dAct Up (Crimp
et Rolston, 1990).
À Paris,
cest la page Miction qui tient ce rôle,
dans la publication mensuelle dAct Up-Paris,
Action. Le camp intervient surtout comme une stratégie,
au même titre que la manipulation des médias, dans
laquelle Act Up est passé maître. On
saisit mieux cette importance du camp, dans le cas dAct
Up-Paris, en se rappelant que deux de ses fondateurs [10]
faisaient partie du groupe dit « Gai Pied Madame
», traitant pour lhebdomadaire de questions de société,
de consommation et de mode. « Et cest cette équipe,
cantonnée dans lhumour, la dérision, le chic,
le léger, pour ne pas dire le frivole (on était
le groupe
noyau pétasse du journal) qui soutient Lestrade
dans les conflits que suscitent ses positions sur le sida et ses
articles sur Act Up » (Pinell, 2002 :
230).
Au-delà
des écrits de son fondateur, Act Up-Paris ne
fait pas totalement « table rase » du passé.
Les acquis des premières associations de lutte contre le
sida, du moins les plus marquants, sont entérinés,
comme les approches transversales des groupes communautaires ou
les stratégies dalliance et de solidarité.
Cependant,
sous la présidence de Cleews Vellay (qui se faisait
souvent appeler « la présidente »), Act
Up-Paris prend le contrôle du Centre Gai et
Lesbien de Paris [CGL de Paris],
ce qui donne encore plus de poids à la version actupienne
de la « figure de la folle ».
Dun
autre côté, Cleews Vellay réussit à
obtenir laccord de toutes les chaînes de télévision
pour lorganisation du Sidaction en 1994 :
- « Cleews réussit alors une jonction inespérée
entre son statut de folle prolétaire et la jet-set, représentée
par Line Renaud et Pierre Bergé » (Lestrade,
2000 : 321).
- Le soir de lémission, il apparaît entre les
deux personnalités et produit une « image forte »
qui « restera, pour des millions de téléspectateurs,
comme un symbole médiatiquement correct »
(Pinell, 2002 : 327).
- Performance sincère, ou parfaitement camp ? « La
présidente » ne la pas révélé,
mais on se souvient, quen fin démission, elle
nhésite pas à « zapper » Philippe
Douste-Blazy, alors ministre de la santé, sur le thème
de la toxicomanie et des prisons
Avec un objectif
radical de lutte contre le sida, fondé sur un programme essentiellement
politique, Act Up a su, le mieux, reconfigurer la
« figure de la folle » au temps du sida. Ce mouvement
a mis en pratique les acquis à la fois du mouvement et de
la théorie queer, qui naissaient aux États-Unis
au début des années 1990, notamment la critique
de lhétéronorme et le concept de genre performatif.
La reconfiguration de la « figure de la folle » produite
par Act Up est ouverte sur les catégories de
sexe, de genre et de sexualité : elle a inclus les femmes,
les hétérosexuel-le-s et le mouvement transgenre au
fil de son développement, tout en produisant une représentation
centrale du pédé et la gouine (post)modernes.
Parallèlement,
pour ce qui concerne la France, Act Up-Paris
a accepté lhéritage du « contrat social
tacite » passé avec les pouvoirs publics par les premières
associations de lutte contre le sida, et sest engagé
sans réserve dans le combat en faveur de la reconnaissance
du couple homosexuel. Dans cette dimension, lévolution
de la « figure de la folle » soutenue par Act
Up est également « normalisée »,
au prix dune inévitable concession à lordre
du genre.
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Recompositions
actuelles de la « figure de la folle »
Lirruption
des folles et du camp dans le militantisme homosexuel a constamment
signé des moments de rupture et de critique des processus
de domination, à la fois externe et interne (remise en cause
de la domination et des moyens dy résister). Ces expressions
politiques de la « figure de la folle » ont aussi permis
de créer de nouveaux espaces de socialisation et délargir
le champ des références identitaires collectives.
De nombreux
signes montrent que ces représentations ont évolué
depuis le début des années 2000. Certes, le contexte
a changé, tant dans le champ du sida (avec lavènement
des multithérapies) que dans celui des sexualités
(avec le vote de la loi sur le PaCS) et certains auteurs
avancent lidée dune rupture avec le paradigme
« communautaire » et lavènement dune
citoyenneté universaliste qui permettrait de cantonner lhomosexualité
à la sphère privée (Adam, 2001).
Doit-on pour
autant abandonner le modèle de la « figure de la folle
», comme principe structurant les représentations et
les expressions sociales de lhomosexualité ? Les données
issues de recherches récentes ne vont pas en ce sens.
- Dune part, on relève toujours de multiples références
marquées à la « figure de la folle »,
que lon peut schématiquement catégoriser en
deux types, « lartiste » et « le militant
». Lun et lautre revendiquent nettement les stigmates
de sexualité et de genre, les visibilisent de manière
variée et alimentent la dimension collective de leur identité
avec des références actualisées à des
formes dexpression plus anciennes de la follie. Seule diffère
lutilisation du camp, dans un but essentiellement «
spectaculaire » chez « lartiste », ou surtout
« politique » chez le « militant » (bien
que lun et lautre expriment toujours ces deux dimensions)
(Le Talec, 2003 a ; 2003 b).
- Dautre part, au moins chez les hommes gais, on constate
que le camp tient toujours une place importante en tant que lien
social entre pairs, à côté dautres modes
de socialisation : celui de « lhomme moderne »,
dans les interactions de la vie courante hétéronormée
(travail, famille
) et celui de « lhomme viril
», principalement dans le contexte des rencontres sexuelles.
On constate par ailleurs que la « figure de la folle »
structure toujours autant les manifestations de discrimination et
de violence à lencontre de lhomosexualité.
Les témoignages recueillis montrent bien que lhomophobie,
comme le sexisme, sarticule principalement sur le «
stigmate de genre » (Le Talec, 2003 a).
Enfin, les représentations
de la « figure de la folle » dans la culture de masse
et les diverses formes de récupération du camp restent
très présentes : lexemple récent de Chouchou
[11] ou des performances de Vincent Mc Doom dans La
ferme des célébrités [12] en attestent.
Néanmoins,
lanalyse des discours et des représentations, de même
que celle de nombreux entretiens, indiquent que le militantisme
réformiste, en faveur de laccès à légalité
des droits pour les gais et les lesbiennes sur les thèmes
de la famille, du mariage et de ladoption, produit une expression
de la « figure de la folle » nettement revendiquée
sur le plan de la sexualité et « normalisée
» sur le plan du genre. Le camp nest plus utilisé
comme stratégie daction, mais reste cantonné
aux liens sociaux entre pairs. Laction militante sappuie
essentiellement sur une critique de lordre des sexualités,
non sur celle de lordre du genre.
À la
marge de ce courant principal, dautres expressions demeurent,
plus ou moins ouvertes mais très minoritaires, articulées
sur une revendication simultanée de la sexualité et
du genre et une utilisation politique du camp :
- les groupes de folles radicales (par exemple, les Surs
de la Perpétuelle Indulgence),
- les groupes queer (les Panthères Roses),
- les groupes de transgenres (le Collectif Exis Trans)
- ou les groupes de lesbiennes féministes (Bagdam
Espace Lesbien).
Tous ces groupes
ne procèdent pas dune même analyse politique,
mais placent lordre du genre au centre de leurs préoccupations
[13]. Jean-Claude Kaufmann souligne que les identités
collectives « [
] ne sont aucunement des produits du
passé. Elles procèdent au contraire dune fabrication
nouvelle, impulsée par la modernité. [
] Lidentification
collective (et la socialisation corrélative) est un instrument
(individuellement manipulé) de confirmation réciproque
dun sens particulier de la vie » (Kaufmann, 2004
: 141-142).
Cest probablement
là quil faut rechercher la source des évolutions
actuelles :
- la référence collective aux productions identitaires
les plus radicales ou « communautaires » (comme celle
du « pédé actupien ») sest
affaiblie, comme en atteste le conflit de « concurrence communautaire
» ouvert par Act Up-Paris autour du bareback
(Broqua, 2003 ; Le Talec, 2004).
- La transition sopère au profit de références
lointaines, somme toute assez proches du « système
Arcadie » ou de lanalyse de Michael Pollak
du début des années 1980, mais dans un contexte totalement
renouvelé.
- Dans la configuration actuelle, la normalisation du genre semble
primer sur la critique de lordre du genre, et pourrait finalement
constituer la principale revendication, bien quimplicite,
des homosexuel-le-s daujourdhui. Mais elle nefface
pas pour autant le modèle fondamental de la « figure
de la folle ».
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